La fraternité comme enjeu de société

Ce 16 mai 2020, journée nationale de la fraternité et du vivre-ensemble en paix, est pour moi l’occasion d’ouvrir une rubrique sur la fraternité, avec deux articles éclairant d’une part des pistes pour une fraternité durable, d’autre part les enjeux de société à préciser  de la fraternité : comment la définir, est-elle possible, pourquoi est-ce difficile, comment renoncer à un tableau idyllique de la fraternité sans renoncer à la fraternité.

Et si passait à d’une fraternité de crise à une fraternité durable ?

La fraternité, un bel enjeu à préciser

En 1948, la déclaration universelle des droits de l’homme stipule dans son article premier que “Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir dans un esprit de fraternité”. Faut-il se réjouir d’une telle place donnée à la fraternité, ou doit-on considérer qu’une telle fraternité déclarative et sans rivage risque de rester à l’état gazeux ?

Si Liberté égalité fraternité sont les 3 mots de notre devise française, ils n’ont pas le même statut, car la liberté et l’égalité sont un droit, alors que la fraternité ne se décrète pas.

Pour autant, le vivre ensemble en société nécessite pour Elias Canetti « un juste équilibre entre une défense farouche de l’individu et de son territoire  et des masses ameutées, une fraternité éparpillée et désagréable ou une unie mais violente ».

Comment définir la fraternité ?

La fraternité est « l’accueil de la vie comme don partagé auquel on ne peut que faire réponse ensemble à travers un combat contre tout ce qui suggère que l’existence se gagne contre des adversaires. » Elle prend consistance quand

  • nous lui faisons réponse,
  • nous engageons notre propre liberté et parole pour accueillir le don de la vie,
  • nous lui faisons écho.

La fraternité n’est pas d’emblée sans frontières. La fraternité a des limites à repousser sans cesse dans un jeu chaque jour relancé de surprise, d’accueil, de reconnaissance, de dépouillement bref dans un itinéraire de conversion. De nouveaux venus se présentent toujours. C’est un véritable travail mettant chacun aux prise avec ces réflexes très profonds, sans doute indéracinables qui poussent à s’ériger en possession du don contre les autres ou bien à abdiquer à soi.

La fraternité est-elle possible ?

A défaut de pouvoir toujours décréter ou maintenir la fraternité, nous pouvons

  • viser modestement des moments de fraternité,
  • entrer en fraternité, c’est-à-dire nous laisser toucher par l’autre, être saisi aux entrailles,
  • ouvrir notre porte à l’autre, nous rendre vulnérable,
  • dépasser nos pulsions, frustrations manques, envies de fusion,
  • établir un mode de relation qui équilibre ouverture et fermeture, soi et l’autre.

Pourquoi est-ce difficile ?

Au commencement, il y eut… une fraternité initiale douloureuse (1).  Même si le frère est objet de curiosité, évaluation, observation, la fratrie est marquée par des éléments multiples et complexes, tels que

  • une ambivalence entre rivalité- jalousie et affection- tendresse,
  • une première inscription fragile de l’être au monde, qui reste une empreinte sur nos relations adultes, une mémoire pour toute la vie,
  • une diversité de situations : aîné, petit dernier, enfant unique avec un monde intérieur important, famille recomposée…
  • la marque d’une insuffisance narcissique face à la mère matrice originelle.  « Qui suis-je pour que mes parents aient eu envie d’un autre enfant ? Je ne suis pas l’unique. »

Au final, la fratrie oblige à trouver sa juste place (2)

Renoncer définitivement à un tableau  idyllique de la fraternité

Les exemples ne manquent pas pour illustrer une réalité que nous méconnaissons souvent : la fraternité n’est pas un long fleuve tranquille. En témoignent l’histoire biblique de Caïn et Abel, Ismaël et Isaac, Jacob et Esaü, Joseph et ses frères, le fils prodigue et son frère, (3), celle d’Antigone, mais aussi des films comme A l’est d’Eden, qui raconte deux frères et deux mondes, dont celui qui ne se sent pas aimé qui part, Ma saison préférée , où un frère et une sœur confrontés à des parents vieillissants dépassent leurs blessures pour amorcer un chemin de réconciliation et de fraternité (4).

Au final, la fraternité n’existe pas, elle est à reconnaître et construire, c’est un combat, pour passer du rêve de fusion et d’absolu à la reconnaissance  des relations humaines dans leur réalité et beauté.

Cet article est ma synthèse de la revue Christus d’octobre 2013, ainsi présentée sur le web
(1) articles de Remi Maindreville, Sabine Fos Flaque
(2) article de Nicole Jeammet
(3) article de Jean Louis Ska
(4) article de Jacques Lefur)

DE LA FRATRIE À LA FRATERNITÉ

C’est dans la vie tumultueuse des fratries que s’initie dans tous les domaines une relation aux autres faite d’attirance, d’amour et d’ouverture, mais aussi de haine et de peur, de frustrations génératrices de blessures et de fermetures. Quel chemin peut s’ouvrir alors pour reconnaître l’autre comme un frère sans céder à un idéal illusoire ? Qu’est-ce qui nourrit en nous cette aspiration constante à rechercher et promouvoir une fraternité plus marquée dans nos relations humaines et sociales ? Nos relations entre frères et sœurs peuvent-elles être vécues comme une expérience spirituelle qui rend crédible l’avènement d’une vraie fraternité entre les hommes ?
Repartons de l’expérience initiale, et jamais totalement quittée, de cette vie en fratrie qui met son empreinte sur nos relations adultes. Il nous sera alors possible d’approfondir ce qui ouvre à la promesse d’une fraternité dans notre relation aux autres, et qui appelle conversion et combat intérieur pour demeurer ouverts à l’Esprit en nous mettant en mouvement vers l’autre, notre semblable.

 Frères et sœurs pour la vie

Tel est le titre du récent ouvrage qu’une psychologue, Lisbeth von Benedek, écrit à partir de son expérience analytique des relations entre frères et sœurs. Longtemps regardé à partir de la relation privilégiée à ses parents et des complexes qui en découlent, l’enfant est aujourd’hui perçu et compris aussi comme frère ou sœur, comme membre d’une fratrie avec son empreinte et son histoire propres. Les dictionnaires soulignent le caractère récent de cet intérêt pour ce domaine. Ainsi le Petit Robert signale-t-il que le mot « fratrie », « ensemble des frères et sœurs d’une famille », apparaît vers 1970, avec l’essor des enquêtes démographiques et des sciences humaines.
À cette époque correspond aussi le début d’une croissance continue des familles « recomposées », des « constellations familiales », comportant au moins deux ou trois fratries, voire davantage, à la suite de divorces et de remariages. Si la fratrie désigne les frères et sœurs de père et mère identiques, les ruptures et recompositions ne restent pas sans effet sur la vie et les relations propres à chacune d’elles. En fonction des âges, du rang dans la fratrie, des situations et héritages culturels, l’incidence sera bien différente, mais un(e) aîné(e) se trouvera renforcé(e) ou fragilisé(e) dans son rôle, un(e) autre valorisé(e) dans son autorité ou rejeté(e) comme bouc émissaire, etc.
Plus qu’auparavant, semble-t-il, les relations de fratrie ou celles qui en sont issues construisent donc notre identité : nous ne sommes pas seulement fils ou fille de qui nous tenons le nom, nous sommes aussi frère ou sœur de qui nous aimons ou fuyons la présence, quelles qu’en soient les raisons « affichées ». La difficulté du cadet à trouver sa place entre l’aîné et le benjamin le poussera souvent à s’isoler, alors que le « petit dernier » aura tendance à jouer jusqu’au bout de son désir.

 

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